Le chevalier de Saint-Georges, escrimeur mythique (par Daniel Marciano)

Un authentique conte de fées

La vie de Joseph Bologne (1745-1799), connu aussi sous le nom de Chevalier de Saint-Georges ou Saint-George/s tout court – écrit avec ou sans ‘’s’’ – n’est rien d’autre qu’un authentique conte de fées. En quelques lignes nous rappellerons que Saint-Georges est né à La Guadeloupe le jour de Noël de l’an 1745. Il est le fruit des amours d’Anne-Nanon, une esclave africaine, née sur l’île en 1723, et d’un nobliau français, Georges de Bologne Saint-Georges, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, propriétaire de plantations prospères.

Cet enfant n’aurait vraisemblablement eu aucun avenir s’il était resté sur son île natale du temps des lois scélérates du « Code Noir » instituant l’esclavage sur les îles à sucre du Royaume de France et des décrets de 1777 et de 1778, « interdisant l’entrée en France aux nègres, mulâtres et gens de couleur libres ainsi que les mariages interraciaux. » Toutefois, ‘’les bonnes fées’’ s’étant penchées sur son berceau, si le Chevalier fut parfois maltraité, il eut une vie relativement enviable, faite de ‘’hauts faits d’armes’’ au sens étendu de l’expression.

En 1753, un « miracle » d’importance se produit. Georges de Bologne Saint-Georges décide d’éduquer son fils en France et en 1758 il le met en pension chez Texier La Boëssière, homme de lettres et excellent maître d’armes qui deviendra le père spirituel de Joseph. L’adolescent reçoit une éducation de jeune aristocrate et bien vite, il éblouit ses maîtres par sa facilité et sa soif d’apprendre. Texier La Boëssière en fait un fleurettiste d’exception et dès l’âge de quinze ans, il domine les plus forts tireurs.

C’est incontestablement la plus fine lame de son temps, si l’on en croit « les friands de la lame ». C’est ainsi que l’on nomme parfois les duellistes impénitents – en un temps où les notions de point d’honneur sont encore vivaces et où le duel demeure une funeste institution. Toutefois, disputer courtoisement un assaut de fleuret dans un salon ou une salle d’armes face à l’un de ses pairs, est une façon parmi d’autres de briller en société et de faire montre de subtilité.

Des tresses de laurier

Dans une préface qui précède un poème élégiaque de sa composition, La Mort Généreuse du Prince Léopold de Brunswick, Texier La Boëssière, déçu que ses talents de poète n’aient pas été couronnés par l’Académie, se drape dans son dépit pour proclamer : « Racine a fait Phèdre et moi j’ai fait Saint-Georges », auto-satisfecit ou parallèle qui élève son disciple au rang de chef d’œuvre humain. Citant une phrase célèbre du poète Ludovico Ariosto, dit L’Arioste, La Böessière Fils dit de son ami : « La nature le fit et rompit le moule. » Et il ajoute : « C’est l’homme le plus prodigieux qu’on ait vu dans les armes »

Henry Angelo, maître d’armes prestigieux, installé à Londres, le considère tout simplement comme « Le Dieu des Armes ».
De nos jours, de jeunes escrimeurs diraient dans leur langage que ce fut un « extra-terrestre ou un galactique ».

Le fleuret et l’archet
Ces dernières années, Joseph Bologne a inspiré de nombreux auteurs, biographes et romanciers, musicologues, cinéastes et producteurs de spectacles. Parallèlement on assiste à une renaissance musicale de ce compositeur.


En cette fin d’année 2020, Searchlight Pictures – une filiale des Studios Walt Disney – a produit un long métrage sur le chevalier de Saint-Georges, sujet qui s’inscrit aux Etats-Unis dans le contexte actuel du mouvement revendicatif « Black Lives Matter » (La vie des Noirs compte aussi).

Lors des célébrations du bicentenaire de la mort de Saint-Georges Les Archives Départementales de la Guadeloupe ont publié en 2001 un catalogue d’exposition superbement documentée et illustrée dont le texte a été rédigé par Laure Tressens et Vincent Podevin-Bauduin. Ce document est intitulé Le Fleuret et l’Archet, titre qui fait référence à la fois au remarquable escrimeur et au violoniste virtuose que fut Saint-Georges.

Cette dualité du fleuret et de l’archet a inspiré Mather Brown (1761-1831), peintre américain qui avait déserté le Nouveau Monde pour travailler sous la direction de Benjamin West (1761-1831).

Le talent de portraitiste de Mather Brown était très apprécié des Grands du Royaume. Suprême consécration, peu après son arrivée sur le sol anglais, il avait reçu commande pour faire les portraits du Roi George III et de son épouse, Sophie-Charlotte de Mecklembourg-Strétitz, princesse de Saxe.

Au cours du tout premier séjour de Saint-Georges à Londres, Mather Brown lui avait demandé de poser pour lui et les proches du Chevalier estimèrent que le tableau était une réplique saisissante du modèle.

Saint-Georges n’était toutefois pas du tout satisfait de son image. Ses amis disent de lui qu’il se trouvait laid lorsqu’il se regardait dans un miroir mais tous estimaient que Mather Brown avait eu un superbe sujet d’étude en la personne du chevalier de Saint-Georges.

Le modèle avait beaucoup de prestance avec sa perruque poudrée, une redingote rouge au col échancré, laissant apparaître un jabot de soie blanche. La main droite sur le cœur, recouverte d’un gant d’escrimeur, il tenait son fleuret comme un violoniste tiendrait un archet.

En portant un regard insistant sur ce tableau on était fasciné par ce beau visage et le regard intense du ‘’Dieu des Armes’’.

Musicien et compositeur

Doit-on pour autant mettre l’excellence de l’escrimeur sur un même plan que celle du musicien et du compositeur ? Saint-Georges fut, avant toute chose, un virtuose du violon, un chef d’orchestre et un compositeur talentueux. Toutefois ses aptitudes d’escrimeur contribuèrent grandement à son aura.

Bien avant qu’il ne publie ses premières œuvres en 1773 Saint-Georges jouit d’une haute considération parmi les musiciens et compositeurs en renom.

En février 1866 – alors qu’il vient d’avoir vingt ans, Gossec, son maître lui dédie ses « SIX/TRIOS/POUR DEUX VIOLONS, BASSE/Et Cors ad libitum » et lorsque Gossec prend la direction du Concert Spirituel, c’est à son remarquable disciple qu’il confie Le Concert des Amateurs, considéré comme l’un des meilleures formations orchestrales d’Europe.

Eclectisme et polyvalence

Outre la musique, domaine où son talent est reconnu et apprécié, Joseph Bologne est un danseur talentueux que certains n’hésitent pas à comparer à Gaétan Vestris, le premier danseur de l’Académie Royale de Musique. C’est aussi un écuyer élégant, un tireur émérite lorsqu’il participe à une chasse, un athlète, un excellent nageur et un patineur, activités que l’on appelait alors « les exercices du corps ».

Parvenir à l’excellence dans un domaine quel qu’il soit impliqué talent, travail, ‘’patience et longueur de temps’’. Atteindre parallèlement un haut niveau de compétence dans d’autres spécialités, est certainement mission difficile, le temps n’étant pas extensible.
Pour parler plus concrètement, nous sommes impressionnés lorsque nous sommes, en présence d’individus aux aptitudes multiples : par exemple un artisan capable de passer d’un corps de métier à un autre avec une égale compétence. En athlétisme, les décathloniens qui concourent dans dix spécialités sont considérés comme ‘’Les Rois du Stade’’.

De nos jours, nous pourrions citer des célébrités qui soignent leur « image de marque » – pour employer une expression du jargon commercial – en passant avec panache d’un domaine à un autre. Ils entendent ainsi démontrer qu’ils sont différenciés, adaptables ou poreux.

On sait que le peintre Jean Ingres (1780-1867) avait fait de sérieuses études musicales avant de consacrer la majeure partie de son temps à la peinture. Toutefois, il éprouvait parfois le désir de s’éloigner de son atelier et de jouer du violon d’où l’expression consacrée « avoir un violon d’Ingres »

Avoir un ou plusieurs violons d’Ingres, plusieurs centres d’intérêt ou plusieurs cordes à son arc à un niveau d’excellence suscite souvent envie et admiration.

Au siècle suivant, Félix Mendelssohn excelle lui aussi dans maintes disciplines. C’est un remarquable aquarelliste, un virtuose du piano, un linguiste érudit, un chef d’orchestre et surtout un compositeur de génie. Robert Schuman déclare ‘’qu’il est le Mozart du XIXe siècle’’.
Plus près de nous, nous mentionnerons que François Mitterrand et le général de Gaulle étaient considérés comme des hommes de lettres ce qui a accru leur prestige.

Bill Clinton n’a pas hésité en période électorale à jouer du jazz à la trompette. En France des candidats à la Présidence de la République ont joué de l’accordéon ou ont « poussé la chansonnette » pour démontrer à leurs électeurs potentiels qu’ils étaient adaptables et proches du peuple.

Nous allons essayer au cours de ce développement de nous en tenir au Saint-Georges fleurettiste et de nous demander comment il a pu parvenir au sommet dans l’art et la manière de croiser le fer. Nous tenterons aussi de faire le point sur le prestige de l’art des armes sous l’Ancien Régime.

Le fleuret

Le fleuret est une arme d’étude légère, conçue vers 1660, pour apprendre la gestuelle de l’escrime. Les premiers fleurets ont une lame plate d’environ 80 cm de longueur sans bout pointu lequel est recouvert d’une mini-pochette en cuir. La garde dite en lunette a la forme du chiffre 8. Un peu plus tard les lames de fleuret seront quadrangulaires.

Le fleuret évite de s’entraîner avec des rapières, armes de taille et d’estoc relativement lourdes, dont les lames ont plus d’un mètre de longueur et sont munies de gardes à encorbellement et quillons.

En l’absence d’un masque grillagé, les risques de blessures oculaires sont grands surtouts lorsque que des débutants ou des escrimeurs non confirmés prennent une leçon ou essaient de s’opposer à des partenaires.

C’est Texier La Boëssière, le maître d’armes de Saint-Georges, qui fut le premier à concevoir un prototype simple de masque grillagé.
En l’absence de cette protection, les fleurettistes se mettent en garde en étirant légèrement le buste en arrière. Ils veillent à ne pas orienter la pointe de leur arme à la hauteur des yeux de leur partenaire. Le bras non porteur de l’arme forme un bel arc de cercle, condition d’élégance et d’équilibre, faisant fonction de balancier lorsque l’on se fend. Les tireurs restent un peu en deçà de leur vitesse d’exécution lorsqu’ils portent une attaque ou parent et ripostent, sécurité oblige.

Duel et assaut d’armes

Plusieurs biographes de Saint-Georges ont utilisé les mots duel et assaut d’armes comme si ces vocables étaient interchangeables. Certes, l’opposition entre deux escrimeurs qui disputent âprement un assaut de fleuret – un match d’escrime, dirait-on de nos jours – chacun voulant affirmer sa supériorité, est par essence un duel. Toutefois, « duel » implique combat qui peut se terminer tragiquement entre deux adversaires dont l’un habituellement exige réparation de son honneur, l’offensé ayant l’élection des armes. Telle est la différence entre l’escrime en salle d’armes et l’escrime duelliste dite escrime sur le terrain ou en champ clos.

Au Ve acte de Hamlet, drame de Shakespeare, Laertes et Hamlet disputent un assaut courtois de fleuret qui doit sceller leur réconciliation mais qui dégénère en un duel meurtrier quand Hamlet découvre que la pointe du fleuret de son vis-à-vis n’est pas recouverte d’une protection et qui plus est, quand il apprend qu’elle a été enduite d’un poison. Saint-Georges et D’Eon ne se sont pas battus en duel à Carlton House, demeure du Prince de Galles, mais ont offert une démonstration d’escrime en disputant un « assaut d’armes » à fleurets mouchetés. A l’époque de Saint-Georges, disputer courtoisement dans un salon un assaut de fleuret avec l’un de ses pairs, est une façon parmi d’autres de briller en société et de faire montre de subtilité.

Lorsqu’on croise le fer, la courtoisie et la recherche du geste académique, sont des raffinements que l’on se doit d’observer. Le fleuret est une discipline qui tient de la danse pour ce qui est des déplacements et des positions du corps et du jeu d’échecs quant à la réflexion et la stratégie qu’elle implique. Un assaut de fleuret est également considéré comme une ‘’conversation’’ faite de ‘’phrases d’armes’’ entre deux escrimeurs, à condition qu’ils soient tous deux « bien-pensants », c’est à dire qu’ils soient respectueux des conventions établies ou règles du jeu.

La façon de toucher est parfois tout aussi appréciée que la touche qui fait marquer le point. Pour dire tout cela en peu de mots, « faire fort mais beau » – formule qui pourrait avoir valeur de devise – est un accomplissement auquel le chevalier de Saint-Georges est parvenu avec éclat.

Saint-Georges et le duel

Antoine dit que son ami était « très bien fait, doué d’une force de corps prodigieuse, et d’une vigueur extraordinaire ; vif, souple, mince, élancé, il étonnait par son agilité. » Il va de soi que ces remarquables qualités de souplesse et de coordination physique n’auraient pas suffi à faire de lui un escrimeur d’exception.

A la suite d’un désaccord sur l’interprétation d’une partition musicale, un violoniste italien du nom de Giovanni Giornovichi dit Jarnowick, pris d’une subite colère, le rudoie et le gifle. Magnanime, Saint-Georges lui répond en souriant : – « J’aime trop ton talent pour me battre avec toi. » L’offenseur fit ensuite amende honorable et devint son ami.
Hors ce coup de folie de Gionorvichi, nul ne l’invita à croiser le fer en champ clos. Sa réputation de tireur hors pair ne pouvait qu’être dissuasive.

Les raisons de l’excellence de Saint-Georges

Antoine dit que son ami était « très bien fait, doué d’une force de corps prodigieuse, et d’une vigueur extraordinaire ; vif, souple, mince, élancé, il étonnait par son agilité. » Il va de soi que ces remarquables qualités de souplesse et de coordination physique n’auraient pas suffi à faire de lui un escrimeur d’exception.

« Le plastron »

La Boëssière le fait longuement et journellement plastronner pendant les six années durant lesquelles Saint-Georges a vécu sous son toit en exigeant une gestuelle en toute point parfaite. Il faut savoir qu’un maître donnant une leçon d’escrime à l’un de ses élèves, revêt un plastron de protection. C’était autrefois une pièce d’armure qui couvrait la poitrine. Le plastron est donc le symbole de la leçon individuelle. Antoine rendant hommage à son père précise à ce sujet : « Depuis l’âge de huit ans que mon père me mit le fleuret à la main, ayant toujours exercé sous lui, j’ai eu l’inappréciable avantage d’être formé par ses leçons, et élevé avec M. de Saint-Georges qui a été jusqu’à sa mort mon ami et mon compagnon… » Et il ajoute : « Quant à Saint-Georges, jamais personne dans la leçon n’a déployé plus de grâce, plus de régularité. » Joseph dispute aussi des assauts avec les tireurs qui fréquentent la salle d’armes La Boëssière. Il croise ainsi le fer avec des escrimeurs aux styles différents. C’est en faisant assaut que l’on met en application les enseignements reçus et que l’on parvient graduellement à développer des automatismes. L’escrime au fleuret est une discipline très technique qui requiert condition physique, coordination, « patience et longueur de temps ». Humblement et docilement, Joseph continue à faire ses « gammes » et Antoine nous dit en quoi elles consistaient. Joseph s’adonne journellement à l’exercice du « mur à toucher ». Cette pratique d’entraînement consiste à se placer en face d’un partenaire après avoir pris ses distances, chacun servant de cible ou de mur en alternance. Les tireurs engagent le fer, attaquent ou défendent à tour de rôle sur des actions offensives ou défensives convenues d’avance. En résumé, Saint-Georges a pris journellement une longue et épuisante leçon au plastron de Me La Boëssière, fait chaque jour des gammes en se soumettant à l’exercice fastidieux du « mur à toucher » et croisé le fer avec une multitude de bons tireurs.

Le prestige de l’escrime sous l’Ancien Régime

Le chevalier de Saint-Georges, adepte du fleuret et de l’archet eut un devancier en Italie en la personne de Giuseppe Tartini (1692 1770, Tout comme lui Tartini fut un brillant violoniste et compositeur. Auteur prolifique de plusieurs centaines de sonates et de concertos. il s’intéressa à l’escrime au point d’avoir songé dans sa jeunesse à en faire sa profession. Il fut même assez téméraire pour se battre plusieurs fois en duel.
René Descartes (1596-1650), l’auteur du fameux Discours de la Méthode qui avait reçu une formation militaire en Hollande sous la direction du Prince de Nassau fut lui aussi un passionné d’escrime. Il a d’ailleurs écrit en 1620 un traité sur la pratique des armes, ouvrage qu’on croyait disparu car il ne fut pas édité mais on l’a récemment retrouvé dans une bibliothèque militaire en Hollande.
Qu’un scientifique et penseur aussi éminent que Descartes s’intéresse à l’escrime peut surprendre. En fait, d’autres esprits scientifiques de cette époque que l’on a appelé des ‘’géomètres d’armes’’ ont fait des recherches pour mettre en évidence les lois mathématiques qui structurent les positionnements, les déplacements et la gestuelle des escrimeurs.

En France L’Académie d’Armes, corporation des maîtres d’escrime, atteint son apogée sous Louis XIV. En 1656, le Roi Soleil lui accorde, par lettres patentes, le monopole de l’enseignement de l’escrime en France. La corporation est alors réduite à vingt maîtres. Nul ne peut accéder à la maîtrise sans faire office de prévôt pendant six années sous la tutelle d’un maître de l’Académie de Paris. De plus, en reconnaissance des leçons reçues de M. Vincent de Saint-Ange, son maître d’armes, le Roi déclare que « ceux qui ont l’honneur de mettre les armes entre les mains des Princes et des Grands méritent de recevoir une distinction spéciale parmi les communautés du royaume ». C’est ainsi qu’il accorde la noblesse héréditaire aux six plus anciens maîtres ayant au moins vingt années d’exercice depuis le jour de leur réception. Cette « compagnie des maîtres des Académies du Roi en la ville et faubourg de Paris » fut dissoute pendant la Révolution après deux siècles d’activité. Augustin Rousseau, son dernier syndic, dont le père et le grand-père avaient enseigné l’escrime à Louis XV et Louis XVI, fut guillotiné en 1793, l’acte d’accusation lui reprochant essentiellement d’avoir été « le maître d’armes des enfants de Capet ». L’accusateur public, en rendant la sentence aurait eu la cruauté de se permettre cette triste plaisanterie : « Pare celle-là Rousseau. » Par ce sinistre déni de justice, le tribunal révolutionnaire avait voulu montrer que l’escrime, apanage quasi exclusif des nobles et des aristocrates, pratique inséparable du duel et du point d’honneur, ne pouvait trouver grâce auprès du peuple désormais souverain.

La noblesse d’épée

In ne faut pas oublier que les aristocrates forment alors le corps social appelé « la noblesse d’épée ». Seuls les nobles sont alors dignes de porter l’épée et d’apprendre à s’en servir, le bâton étant la seule arme qui convient aux manants. Dès lors, bastonner un homme sans « titulature » qui ose s’en prendre à un noble, c’est le remettre à sa place. On sait qu’à la suite d’un différend avec Voltaire, le chevalier de Rohan, lui fit remarquer avec mépris « qu’il n’avait même pas un nom ». Par un effet boomerang qu’un maître d’armes pourrait appeler « riposte par opposition » – c’est-à-dire une riposte prenant appui sur la lame adverse – Voltaire lui retourna le compliment par ses paroles célèbres : – « Mon nom, je le commence, et vous finissez le vôtre !»

Rendu furieux par cette répartie, le chevalier de Rohan, à défaut d’arguments, envoya ses laquais bastonner Voltaire. On sait que l’auteur de Candide, déplorant le silence de ses amis aristocrates, prit des leçons d’escrime, désireux d’obtenir réparation par les armes. Toutefois, satisfaction ne lui fut pas accordée vu sa condition de roturier. Bien plus, il fut embastillé sans l’ombre d’une procédure.

Cette « noblesse d’épée » a la réputation d’être « la plus querelleuse d’Europe », croisant le fer en champ clos, le plus souvent pour des motifs futiles. Le cliquetis du fer et la musique des lames ont pour certains un attrait irrésistible. Ils veulent aussi mettre en application ce qu’ils ont appris dans les salles d’armes. De plus l’éthique chevaleresque est encore vivace.
« Mieux vaut périr que couard être appelé », disent les preux chevaliers. En d’autres termes, Ils ont peur de montrer qu’ils ont peur.
C’est en France que cette véritable épidémie duelliste fit le plus de ravages, ce qui a pu faire dire à un général anglais : « Si le diable sortait de l’enfer pour se battre en duel, le premier qui se présenterait pour faire la partie serait sûrement un Français. »

Un art d’agrément

Toutefois au XVIIIe siècle l’escrime tend graduellement à devenir un « art d’agrément » plutôt qu’un « art de tuer », souhait exprimé par Diderot et ses collaborateurs qui reproduisent dans L’Encyclopédie 47 superbes dessins, gravés sur cuivre du livre The School of Fencing (L’Ecole des Armes) de Domenico Angelo, publié en français en 1763.
L’école française s’estima profondément offensée que le choix des encyclopédistes se soit porté sur l’ouvrage d’un maître d’armes italien, installé à Londres, plutôt que sur le traité d’un maître français. Cependant, aucun représentant de l’Académie de Paris n’était prêt à concéder que les dessins de John Gwynn et Ryland, collaborateurs d’Angelo, étaient remarquables. Aucun ouvrage français ne pouvait à ce jour souffrir la comparaison avec le traité d’armes du magister italien.
Fort de ses deux cent trente-deux souscripteurs de l’aristocratie anglaise, l’imprimeur avait soigné le texte sur un format oblong. Les visages des escrimeurs étaient particulièrement expressifs et leurs attitudes semblaient avoir été prises sur le vif.

Au XVIIIe siècle, l’excellence en escrime
confère une aura de noblesse…

Claude Ribbe, l’un des biographes du Chevalier, souligne que l’épée est le fait d’une élite et par conséquent « figurer parmi cette aristocratie, et à la première place encore, n’est donc pas rien. » C’est là une litote qui a valeur de superlatif absolu.

Dans Croiser le Fer, publié par les Editions Champ Vallon, Pascal Brioist, Hervé Drévillon et Pierre Serna soulignent, à la lueur des exploits duellistes des héros fictifs de Théophile Gautier et de Paul Féval, que si l’on n’est pas de « haute naissance », l’épée peut anoblir ceux qui y excellent :
« Pour Sigognac et Lagardère, l’escrime est une science qui permet d’acquérir une renommée que leur interdisait leur situation. Dans leurs combats, nulle improvisation, nulle vertu innée ne vient faire triompher une prétendue supériorité de la noblesse. La maîtrise technique et la science de l’escrime ont valeur de lettre d’anoblissement sanctionnant, non la naissance, mais la valeur. Le capitaine Fracasse, formé par son vieux maître d’armes, reconquiert sa place sociale à la pointe de l’épée, en remportant de haute lutte, le cœur et la main d’Isabelle. Le port et le maniement de l’épée, privilèges théoriques de la noblesse, deviennent alors les supports de l’anoblissement… Lagardère est un enfant trouvé, petit Parisien élevé dans la rue, mais gentilhomme aussi bien que le roi. Cette noblesse il la doit à ses vertus et son talent d’escrimeur. »

Daniel Marciano

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